Mon enfance en Hongrie
Je me rappelle avec émotion cette enfant que j’étais. Comme tous les enfants de la terre, je voulais être heureuse, sous la protection de mes parents.
Mais en 1944, l’année de ma naissance, le vent de la liberté qui commençait à souffler en Occident, s’est heurté aux barrières négociées à Yalta. Derrière le Rideau de fer, la dictature fasciste a laissé place à la « Dictature du Prolétariat », imposée par les Soviétiques.
Grandir entre peurs et dissimulations a été la vie quotidienne de ma génération. Enfants, enrôlés comme « petits pionniers » avec le foulard rouge autour du cou, nous avions l’obligation d’admirer les dirigeants communistes, en premier Staline le « petit père du peuple ». Il fallait leur être digne.
Notre admiration ne pouvait subir aucune faille et si jamais quelques pensées coupables nous effleuraient l’esprit, nous devions faire notre « autocritique » le matin à l’école. Bien entendu, surveiller nos parents faisait partie de nos obligations pour pouvoir rapporter ce qui se disait à la maison ou si on écoutait la radio interdite : « Free Europe ».
Pourtant nous l’écoutions… Les parents, l’oreille collée sur la façade du poste, doigts sur le gros bouton du tuner, essayaient de contrecarrer le brouillage qui – avec son va-et-vient régulier – a laissé passer les bribes des nouvelles du Monde. En les réécoutant, car diffusées toutes les 20 minutes, nous sommes tous devenus des experts en « reconstruction ».
En grandissant, nous, les enfants, nous avons appris à se méfier. Ne jamais parler de certains sujets au téléphone ou qu’à mots couverts. Ne jamais faire confiance à des inconnus. Bien apprendre le discours officiel et être capable de le débiter au besoin.
C’est ainsi que la population, adultes et enfants, participait consciente à une vaste farce : la « construction du communisme ».
Mes parents : une mère comédienne et un père graphiste, ne faisaient pas partie de la nouvelle classe dirigeante. Très vite après la « libération » par les Soviétiques, ma mère, pourtant jeune starlette d’avant-guerre, ne trouva plus d’engagement. Elle s’est fait engager, très difficilement, dans un nouveau théâtre des « Pionniers », où elle a dû jouer des rôles de petits garçons, dans les pièces de propagande.
Mon père a accepté un emploi subalterne dans une société. Tout en habitant dans un quartier chic, sur la Colline des Roses, la vie miséreuse de notre famille contrastait avec ces lieux…
En 1956, la révolte de Budapest a changé notre vie…
Au moment où la gigantesque statue de cet ogre a été abattue et la tête transportée à plusieurs kilomètres de là, les habitants de ce minuscule pays ont eu la certitude de la victoire ! Et même si, 10 jours plus tard, la dictature réussissait à passer en force et par la ruse, notre soif de liberté rongera inexorablement le système communiste.
Mais pour l’heure, le pays est hermétiquement refermé : les radios occidentales sont à nouveau brouillées, les frontières sont renforcées, pas de passeport, sauf à des personnes « sûres ». La répression est partout et nous avons à nouveau peur. Peur, mais elle est différente : plus personne ne croit en la supériorité du système communiste. Même pas les dirigeants.
C’est ainsi que lentement, la Hongrie deviendra « la plus joyeuse baraque du camp communiste » !
L’étau se desserre lentement. Après une fermeture totale des frontières en 56 – qui a eu pour but non pas d’empêcher les forces étrangères d’entrer, mais d’empêcher la population de fuir – les voyages seront à nouveau autorisés à partir des années 60. D’abord vers les pays « frères », puis, sous certaines conditions, vers l’Occident. On pouvait par exemple aller à Vienne ou à Londres, avec une invitation. On avait droit dans ce cas à 5 $ d’argent « poche ».
Plus tard, les citoyens ont pu demander un passeport tous les 5 ans, pour un voyage de 30 jours maximum. On leur accordait alors la permission d’acheter une petite somme de devises. Pour ceux qui sont « restés dehors », la justice a eu droit de confisquer tous leurs biens, les condamner à une peine de prison, interdire aux membres de leur famille de voyager pendant 10 ans…
Puis, le régime a essayé d’étouffer les voix des opposants qui commençaient à se faire entendre ici ou là. On leur a « fortement » conseillé de demander un passeport et acheter un billet « aller simple », vers une destination de leur choix. C’est ainsi que toute une catégorie d’intellectuels et d’artistes ont quitté la Hongrie, pour ne revenir qu’après le changement de régime.
Le ver était dans le fruit et a fait son travail jusqu’à la chute du mur de Berlin.
En été 1989, la Hongrie a permis l’accélération de ce processus vers la fin du « Bloc communiste ». Elle a ouvert sa frontière Autrichienne à des milliers de touristes Est-Allemands, massés devant les barbelés. Ainsi ces gens ont pu retrouver la liberté et certains leur famille à l’Ouest.
Ce geste est d’autant plus remarquable que ceux qui ont pris cette décision étaient des dirigeants du Parti Communiste. Le vent de la liberté se révéla plus fort, cette fois-ci. Peu de temps après, le Parti Communiste s’est sabordé lui-même, se transformant en partie Socialiste.
Les élections réellement libres ont eu lieu, avec un foisonnement de partis, tous candidats pour réaliser un renouveau. Puis la Hongrie a pu réintégrer l’Europe dont elle avait été coupée durant près de cinquante ans par le rideau de fer.
Le chemin est encore long pour que ce pays retrouve la sérénité. Durant ces dernières décennies les alternances politiques se sont succédées, avec des périodes clémentes et d’autres empoisonnées de chasse aux sorcières. Malheureusement, le nationalisme et les idées de l’extrême droite revancharde retrouvent de l’écho parmi une population frustrée.
Je reste optimiste cependant, car c’est un peuple formidable qui, depuis plus d’un millénaire, en a vu d’autres et a toujours su surmonter ses démons…