Skip to main content
Divers

Le cadeau de mon professeur

By 2 août 2022août 11th, 2022No Comments

Le cadeau de mon professeur

Cha­cun de nous pos­sède quelques objets por­teurs de sou­venirs. Ces « trucs » ont une par­tic­u­lar­ité : ils sont insignifi­ants pour les autres, car sou­vent nous sommes les seuls à con­serv­er le sou­venir qui s’attache à eux.

Chez moi, c’est une plante, un Hoya qui s’épanouit sur la ter­rasse. Un Hoya est une plante trop­i­cale, mais celle-ci vient de Suède. Voici l’histoire qui s’y attache :
J’ai quit­té la Hon­grie en 1973 et quelques années plus tard, une boîte de pro­duc­tion m’a engagée pour écrire un petit scé­nario de pro­mo­tion pour un pro­duit phar­ma­ceu­tique. Ce tra­vail m’a amenée à Upp­sala en Suède, à 70 km de Stock­holm. Cela m’a per­mis de revoir mon ancien pro­fesseur de l’école de Ciné­ma de Budapest. Janos Her­skó y vivait, depuis son départ de la Hon­grie. Si vous avez lu ma page sur mes débuts, vous savez com­bi­en cet homme était adoré par tous ses élèves.

Après un con­cours long de 10 mois, je suis dev­enue l’une d’eux, en 1968 dans cette école de ciné­ma si con­voitée. Il m’a fait con­fi­ance, mal­gré un hand­i­cap majeur : être une fille. Une fille, à côté de 15 garçons n’a pas tou­jours été une sinécure à cette époque. Le mot « réal­isa­teur » ne se décli­nait même pas au féminin, preuve que c’était un méti­er d’homme. Her­sko pen­sait autrement. Pen­dant deux ans, il nous a enseigné le méti­er, avec patience, humour et ton juste. La pre­mière année était con­sacrée à la « vraie » vie, autrement dit : les doc­u­men­taires. Pour nous exercer à l’art de l’interview, les élèves devaient se met­tre par deux et, devant les caméras de notre petit stu­dio télé, ques­tion­ner son parte­naire, afin de mieux le con­naître. Quand mon tour est arrivé, un de mes copains a fait une presta­tion assez drôle : com­menter le con­tenu de mon sac.

Une fois l’enregistrement ter­miné, Her­skó a pris place face à moi, lançant à la can­ton­ade : « C’est mon tour. Démar­rez le mag­né­to ! ». Il m’a observée pen­dant quelques sec­on­des, puis, d’une voix douce, il m’a dit : « Racon­tez-moi, com­ment vos par­ents vous ont appris leur divorce ? »

Une petite fille de 7 ans a sur­gi dans mon esprit, entre ses deux par­ents occupés à partager leur bib­lio­thèque. « Prends ce livre, je sais que tu l’aimes beau­coup, » dis­ait mon père et j’ai (re) enten­du ma mère lui répon­dre : « Mais non, tu l’adores aus­si ! Garde-le ! ». Leur bib­lio­thèque, patiem­ment con­sti­tuée vol­ume par vol­ume, se désagrégeait, comme leur mariage.

Mon père s’est tourné vers moi, s’accroupit pour être à ma hau­teur et, en ten­ant fer­me­ment mes bras, m’a posé la ques­tion fatidique : « Nous allons nous sépar­er. Maman va par­tir d’ici. Avec qui tu veux rester ? Avec elle ou avec moi ? »

Face à mon pro­fesseur, les larmes aux yeux, j’ai racon­té ce moment et mon inca­pac­ité à lui répon­dre. Ne voulant pas faire de peine à mon père, dont le vis­age touchait presque le mien, finale­ment j’ai souf­flé : « Avec toi… »

Cut ! Comme on dit dans le cinéma.

Quelques mois ont passé. Tous mes cama­rades étaient occupés à trou­ver et dévelop­per leur pro­jet de film de fin d’année : un doc­u­men­taire. Et moi, j’étais en panne d’idée. Les cours se suc­cé­daient sans que j’apporte le moin­dre syn­op­sis. Her­skó ne m’a pas bous­culée, mais je me sen­tais de plus en plus gênée par mon man­que­ment qu’il pou­vait inter­préter comme un je‑m’en-foutisme ou une absence de talent.

Dans ma tête, quelques vagues idées tour­ni­co­taient, mais je les ai vite chas­sées, esti­mant que c’était ridicule, même d’y penser.

Un soir, Her­skó en fin de cours, lance devant tout le monde : « Negrel­li, atten­dez-moi au café à côté ! ». « Aie ! Qu’est-ce qu’il veut ? » pen­sais-je, mais sans pos­er de ques­tions, j’ai répon­du : « Oui, Professeur… »

Au café, il me toise et ne dit rien. On fume en silence tout en sirotant notre café. Je sens que mon inac­tion ne peut plus durer :
– Pro­fesseur, je pense à une idée, mais…
Il me sourit pour m’encourager, avec une pointe de malice.
– J’ai pen­sé faire quelque chose sur ma mère…
– Voilà la phrase que j’attends depuis des mois ! Bra­vo ! Sachez que tant que vous n’avez pas réglé avec vous-même la prob­lé­ma­tique de votre enfance, vous ne pou­vez pas pass­er à autre chose !

C’est ain­si que le film « Nous et moi » est né, après moult dif­fi­cultés, avec moi-même, avec mon entourage, mais finale­ment Her­skó m’a mon­tré le chemin, comme il a mon­tré le leur aux autres élèves.

Puis Her­skó a quit­té la Hon­grie, comme je l’ai déjà racon­té. Un autre pro­fesseur a pris le relais pour la 3e année de notre pro­mo. Un réal­isa­teur en activ­ité, comme tous les pro­fesseurs de l’École. Une som­mité, un grand par­mi les plus grands !

Pre­mier jour, assis en rang face à lui sur le plateau du stu­dio, nous nous présen­tons un par un. Mon tour arrive, je dis mon nom : Andréa Negrel­li et avant de con­tin­uer, il me lance : « Je sais qui vous êtes ! Je dois vous dire que la réal­i­sa­tion n’est pas un méti­er des­tiné aux femmes. Durant le temps qui nous reste, je vais m’efforcer de vous le prou­ver ! » Vlan ! Et il a effec­tive­ment tout fait pour que je com­prenne : je ne suis pas à ma place !

Deux ans nous séparaient de la fin de nos études. Pour moi ces deux années représen­tent encore aujourd’hui une péri­ode de souf­france. Les cours de mise en scène sont devenus cauchemardesques avec ce per­son­nage en face de moi. Á chaque instant, je devais me méfi­er de lui et de moi-même, ain­si que de mes cama­rades rigolards.

Cut !

La jeune femme qui est arrivée à Stock­holm, ne ressem­blait en rien à l’étudiante insou­ciante que Her­skó con­nais­sait. Il m’accueillit avec un : « J’ai été ravi de recevoir votre let­tre et je suis ravi de savoir que vous allez bien et que vous êtes là où vous êtes ! » (C’est-à-dire en France.) « Venez, on a plein choses à se raconter ! »

Je retrou­ve son franc-par­ler, son humour, sa vivac­ité inchangée, mal­gré les années passées. Je suis invitée chez eux, chez ce cou­ple mythique, pour l’univers ciné­matographique hon­grois : Janos et Anna. Sa femme est pho­tographe et cam­er­a­woman. L’appartement, proche de la cap­i­tale sué­doise, est ensoleil­lé, meublé avec le style design du pays, épuré, chaleureux et fonc­tion­nel, avec de superbes plantes autour des fenêtres.

Ces quelques jours m’ont ouvert les yeux sur une par­tie de mon passé et sur mes dif­fi­cultés en Hon­grie. Quand je lui ai par­lé de son suc­cesseur et le traite­ment que j’ai subi, il a hoché la tête avec tristesse : « Ça ne m’étonne pas du tout, car nous représen­tons deux mon­des inconciliables ».

Lors de nos con­ver­sa­tions une chose est restée dans ma gorge : je n’ai pas osé avouer que l’interdiction man­i­festée, semaine après semaine par son suc­cesseur (dont je préfère taire le nom), est ancrée en moi. Même si j’ai obtenu mon diplôme, envers et con­tre tout, je ne me sen­tais plus légitime à exercer le méti­er de réal­isa­teur. Ce sen­ti­ment m’a pour­suivi pen­dant de longues années.

Avant mon retour, j’ai félic­ité Anna pour son mag­nifique Hoya grim­pant sur les fenêtres du salon. Elle m’en a offert deux feuilles. « Tu les enter­res à moitié dans un pot et tu en auras un chez toi. Ain­si tu penseras à nous. »

Arrivée à Paris, j’ai exé­cuté sa recom­man­da­tion. Durant plusieurs mois, les feuilles sont restées vivantes, sans le moin­dre signe de vouloir engen­dr­er une plante. Un jour, j’ai décidé de met­tre fin à l’expérience et j’ai ren­ver­sé le pot sur un papi­er jour­nal, avant de tout met­tre à la poubelle. Et que vois-je ? Une petite racine en bas d’une des feuilles.

C’est ain­si que la bou­ture a pris et, très lente­ment, est dev­enue une plante. Elle a gran­di à Paris, puis m’a accom­pa­g­née lors des démé­nage­ments suc­ces­sifs, pour finale­ment arriv­er trois décen­nies plus tard dans le Sud de la France et s’y épanouir, comme jamais !

Quand je la regarde, quand je la soigne, je pense à mon pro­fesseur, jar­dinier de jeune talents…